Qu’est-ce que la violence économique en expatriation et comment s’en prémunir ?
Article publié également dans le Petit Journal du 18.12.2022
Près de 20% des appels au numéro national de référence pour femmes victimes de violences mentionnent la violence économique au sein de leur couple. Grande ignorée des catégories de violences intrafamiliales, cette violence commence à être évoquée par les grands médias et les associations de lutte. Comment s’en protéger en expatriation ?
La violence économique est un acte de domination et de contrôle qui consiste à priver une personne d'argent ou à l'empêcher de répondre à ses besoins ou encore à contrôler et surveiller ses activités économiques afin de l'empêcher d'atteindre son autonomie financière. C’est la violence la plus fréquente en expatriation et elle ouvre la porte aux autres types de violences conjugales. Mais la situation peut aussi ne jamais dégénérer hors de la sphère financière : les disputes y sont cantonnées, le contrôle se limite aux dépenses, et l’omerta sur ce secteur devient la règle dans le couple, car le reste de la relation semble de bonne qualité. Pour mieux comprendre ce fléau, lepetitjournal.com vous propose l’histoire de Marie et Pierre, expatriés à Singapour.
Une expatriation de rêve qui se transforme peu à peu…
Marie et Pierre sont partis en expatriation à Singapour il y a 8 ans. Avant de quitter la France, Marie était ingénieur qualité, elle avait un salaire à peu près équivalent à celui de Pierre. En 2014, Pierre se voit proposer un poste à Singapour dans de très bonnes conditions d'expatriation qui représente un énorme bond dans sa carrière. Ils se marient juste avant de partir et signent un contrat de séparation des biens sur le conseil du notaire de famille, car dans le futur, ils n’excluent pas de devenir entrepreneurs.
Le couple est enchanté, ils ont toujours rêvé d'autres horizons, cela ne dérange pas Marie de faire une pause dans sa carrière surtout qu'ils désirent des enfants, d'ailleurs elle est enceinte ! Elle sait en outre qu'elle pourra travailler à Singapour, plus tard. La situation qui s'installe ensuite n'est que très banale en expatriation : le conjoint suiveur a un visa dépendant de celui qui travaille et pas de compte en banque à son nom. Il peut au mieux être cotitulaire d’un compte joint.
Les années passent, Marie n’a pas réussi à travailler car elle a enchaîné trois grossesses dont une avec complications. Stressé par ses responsabilités professionnelles toujours croissantes, Pierre qui n'a jamais été d’un tempérament facile est devenu de plus en plus irritable avec son épouse au cours des années. L'argent notamment pose un problème, alors que son salaire et ses bonus ne cessent d'augmenter, il est devenu beaucoup plus contrôlant quant aux dépenses que peut effectuer Marie sur le compte commun. D'ailleurs, il ne reçoit pas son salaire sur ce compte mais sur un compte personnel. Il n'alimente le compte commun que de ce qu’il estime absolument nécessaire aux dépenses quotidiennes familiales.
Les fins de mois sont difficiles à gérer pour Marie, et demander à Pierre de réalimenter le compte finit toujours en disputes. Il lui reproche toutes ses dépenses personnelles, elle l'entend dire qu'elle est dépensière et qu’elle ne sait pas gérer, c’est la raison pour laquelle, c’est lui qui s’occupe de l’argent et des investissements familiaux dont elle ne connaît pas le détail.
La situation se dégrade au sein du couple expatrié
Marie est de plus en plus seule, elle ne peut pas se permettre de sortir de son isolement car le budget alloué ne permet aucun extra, et surement pas de café ou de déjeuner avec des copines, elle n’a pas d’aide à la maison non plus qui lui libèrerait assez de temps pour se remettre à chercher du travail. Le dernier des enfants n’est pas encore scolarisé, car l’employeur de Pierre ne prend en charge la scolarisation qu’à partir de 4 ans. Chaque fois qu’elle évoque le sujet, Pierre lui renvoie son inutilité « elle ne travaille pas et en plus elle veut une nounou, mais pourquoi faire ? n’est-elle pas contente d’avoir le luxe de s’occuper de ses enfants ?».
Elle finit par trouver du travail localement après une recherche compliquée, elle accepte un poste très en dessous de ses compétences. Pierre, très réfractaire au fait qu’elle retravaille, finit par y trouver son compte… Surtout que, Marie n’ayant pas de compte personnel, son salaire est viré sur le compte commun. Pierre en profite pour ne plus l’alimenter du tout et Marie de payer toutes les dépenses de la famille. Elle règle notamment le « daycare » du petit dernier. En fin de mois, le compte est absolument vide « Ce n’est pas grave lui dit-Pierre quand elle proteste, j’épargne pour nous deux… » L’histoire peut s’arrêter là et on dira que Pierre était juste anxieux pour l’avenir financier de sa famille et que le couple finit par couler une retraite heureuse en dépensant allègrement toutes les économies faites par Pierre lors de leur expatriation.
La violence économique est extrêmement insidieuse
Marie a subi de la violence économique en expatriation et au sein de son couple. On peut reconnaître cette violence quand les actions de l’un des époux arrivent aux résultats suivants :
Une perte de confiance sur sa capacité de gestion de l’argent par des remarques moqueuses « Ce n’est vraiment pas ton truc les comptes, je vais le faire »
Un accès limité à l’argent familial, même au compte joint
L’établissement d’un budget qui est imposé à l’autre même s’il est irréaliste
Un écartement progressif de toutes les décisions financières, même celles qui concernent le quotidien
Une opacité de gestion : aucune information sur où et comment l’argent arrive, est stocké, est dépensé…
Elle peut prendre donc des formes différentes mais souvent c’est un maillage subtil, une imbrication de petits agrégats et de situations qui amènent à une situation de dépendance économique même quand la victime travaille et a un bon salaire. Le but conscient ou non est toujours le même : limiter les choix de l’autre à long terme, son autonomie et prendre le contrôle de la vie et des décisions. Mais l’histoire de Pierre et Marie peut prendre un tour beaucoup plus dramatique, quand Marie, voulant se séparer, se rend compte :
Qu’elle n’a aucune idée d’où se trouve l’argent de la famille, de combien gagne son époux, du montant de ses bonus.
Qu’elle ne sait pas de combien de comptes dispose son époux, s’il a fait des placements ou investissements.
Que son régime matrimonial la dessert,
qu’elle devra une compensation à son mari pour la maison achetée en indivision car c’est de son compte à lui que partait le remboursement du crédit,
qu’elle n’a jamais cotisé pour sa retraite
Et la liste continue… Marie se retrouve sans aucune économie, sans accès à l’argent, à la merci de l’honnêteté de son époux et son désir de respecter leur accord tacite de partage des économies réalisées durant l’expatriation. Autant dire que pendant un divorce, ces promesses de partage ne sont pas souvent respectées.
Que dit la loi concernant la violence économique ?
Malheureusement et malgré une prise de conscience progressive, le droit reste encore impuissant en pratique. Lorsque l’époux lésé prend conscience de sa dépendance financière, il est souvent trop tard pour faire quoi que ce soit. Il vaut mieux anticiper avant que la situation ne s’installe, même si la situation décrite est caricaturale, beaucoup de conjoints suiveurs y reconnaîtront quelques prémices inquiétantes.
Le thème de la violence économique (ou violence financière) est peu traité légalement à l’exception d’une obligation récente pour les employeurs de verser le salaire de leurs employées sur un compte en leur nom propre. Pourtant dès 2014, la France avait ratifié la convention du conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (dite convention d’Istanbul) qui intégrait la violence économique dans la définition des violences conjugales.
Les conseils juridiques pour éviter toute violence économique
Voici quelques conseils juridiques avant de partir en expatriation ou pendant pour éviter cette dérive:
Prendre des informations sur son contrat de mariage et son régime matrimonial
Changer de contrat s’il n’est pas favorable à la partie économiquement faible du couple
Essayez d’obtenir la transparence dans la gestion des comptes
Si vous êtes sous un régime de communauté, exigez d’avoir accès aux comptes, tous les comptes de la famille ! Même ceux en nom propre du conjoint.
Voir un juriste si vous changez de pays, ou si vous vivez un grand changement qui peut affecter vos finances (naissance d’un enfant, démission ou perte d’un travail, changement de travail, héritage etc…)
Ne pas abandonner ou mettre en sommeil sa carrière sans un plan clairement établi sur du long terme avec un back up juridique quant aux avoirs du couple
Si vous êtes déjà dans une situation que vous jugez quelque peu préoccupante, consultez un juriste, spécialisé en droit international pour mettre en place des protections.
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